Du projet à la BD…
Vous pouvez écrire le scénario complet avant de travailler avec un dessinateur pour le présenter à un éditeur. Mais, à mon sens, c’est assez risqué, car il est possible que vous passiez du temps à l’écrire, mais qu’au final les maisons d’édition ne montrent pas l’intérêt que vous escomptiez à la lecture de votre projet BD. Plus pragmatique, je vous conseille de trouver une idée, de la développer par écrit pour savoir où vous voulez aller, de trouver un dessinateur qui pourra la mettre en image puis d’écrire d’abord le pitch, le synopsis et quelques planches pour montrer de quoi vous êtes capable (CF présenter un projet de Bande Dessinée).
Je dis cela, mais j’ai, moi-même, écrit, à plusieurs reprises, des scénarios complets, justes pour voir si j’en étais capable. C’est aussi un bon moyen d’anticiper quand vous croyez en votre projet. En sachant qu’avant d’être édité, la plupart des scénaristes ont écrit une ou plusieurs histoires complètes pour s’entraîner et s’améliorer. C’est également une expérience très stimulante et enrichissante. Voici quelques petits conseils pour vous aider dans cette démarche.
… Organiser vos idées
Tout au long du processus d’écriture, il est conseillé de prendre des notes. Que l’on mène un projet ou plusieurs de front, il est important de tout noter : une idée de personnage, une réplique de dialogue, un élément de background… On dit souvent qu’une bonne idée reste, même si on ne la note pas, et que celles qu’on oublie n’étaient finalement pas si bonnes. C’est possible, mais lorsqu’on note tout, et que l’on laisse décanter plus ou moins longtemps, on s’aperçoit qu’une première idée peut en amener une autre, meilleure. Et si les idées sont nombreuses, une des premières tâches consistera donc à en faire le tri, à s’appuyer sur ce qui est bon et à essayer de comprendre ce qui ne fonctionne pas.
… Trouver l’inspiration
Vous avez peut-être une idée de départ précise et à n’en pas douter géniale. Mais il est possible aussi que vous ayez besoin d’un petit coup de pouce pour l’idée fondatrice de votre future BD, le thème, ou simplement pour développer des personnages, un univers ou encore des conflits et des rebondissements à inclure dans votre scénario. Pour vous inspirer, il existe des techniques comme le brainstorming pour trouver des idées fortes ou des pistes. Je vous conseille également de lire beaucoup de BD, mais pas que toute lecture est bonne à prendre, afin de voir une partie de ce qui a déjà été fait pour essayer de trouver une idée ou un angle original. Développez votre imagination en regardant aussi des films, des séries, des photographies et observer votre environnement visuel et sonore. L’écoute de musiques est par ailleurs un excellent stimulateur pour votre créativité. Le but de toutes ces techniques étant de rêver, de prendre du recul et d’ouvrir son esprit au monde qui vous entoure pour y puiser votre inspiration.
… Développer un univers
Une bonne bande dessinée, c’est d’abord la rencontre entre une histoire intéressante et un dessin qui la met en valeur. Il y a un point très important à ne pas oublier, comme il s’agit d’un support graphique, il vaut mieux décrire les décors, les personnages, les dialogues et les actions de telle façon que le dessinateur puisse les retranscrire sur le papier, dans des cases. Néanmoins, vous pouvez aussi choisir une description simplifiée pour laisser une certaine marge de manœuvre à l’artiste et ne pas brider sa créativité naturelle. En parallèle de la définition des éléments clefs de votre histoire, vous devrez aussi réfléchir au ton général et à l’ambiance visuelle et narrative que vous voulez utiliser pour traiter votre sujet. En effet, cela influencera l’univers que vous allez élaborer. Tout est plus ou moins lié, que ce soit le cadre spatio-temporel, les décors, les objets, les personnages, les dialogues, le style graphique auquel vous pensez.
… Travailler les personnages
Outre l’histoire et le dessin, ce qui fait qu’une BD intéresse le lecteur, ce sont les personnages. En général, il y a un ou plusieurs héros appelés aussi protagonistes et leur adversaire dans l’aventure, le ou les antagonistes. Il est donc impératif de soigner l’écriture de ces « characters » comme disent les anglais pour capter l’attention du lecteur et lui donner l’envie de lire le récit que vous aurez inventé. C’est pourquoi, il convient d’apporter de la richesse et de la profondeur à la plupart de vos personnages pour les caractériser, c’est-à-dire les rendre uniques et cohérents, avec une personnalité, un passé, des expériences, des obstacles ainsi qu’un rôle qui marquera durablement l’imaginaire. Le secret d’un bon scénario, ce n’est pas de créer des héros trop lisses, sans défaut, mais au contraire de concevoir des individus qui évoluent tout au long de l’album pour s’améliorer et faire face à l’adversité. En effet, les défauts peuvent créer de l’attachement, ils rendent crédibles et humains vos « acteurs de papier ». Lorsque vous réfléchirez sur vos personnages, pensez à définir leur façon de s’habiller, leurs postures, leurs petites manies, les liens entre eux… Bref, tout ce qui vous permettra de les décrire plus finement dans le scénario. Ne vous inquiétez pas si vous avez l’impression que tous ces détails n’amènent rien à l’histoire, ils peuvent permettre au dessinateur de mieux comprendre leur vécu et leur personnalité pour les retranscrire dans son coup de crayon.
… Penser aux dialogues
Les dessins sont ce qui différencie la BD d’un roman, mais ce n’est pas une raison pour négliger les dialogues. Il faut trouver le juste équilibre entre ce que dit le texte et ce que montre l’image. Bien que si vous relisez certaines aventures de Tintin, vous constaterez qu’il y a certaines cases avec beaucoup de textes. De même, la prépondérance du texte sur l’image est une caractéristique que l’on retrouve assez souvent dans les « BD documentaires ». À l’inverse, on a aussi des exemples de bande dessinée avec assez peu de textes, voire aucun comme Un océan d’amour de Wilfrid Lupano et Grégory Panaccione. Néanmoins, beaucoup d’albums sont plutôt équilibrés avec une complémentarité entre ce que laisse voir l’image et ce que clarifie le texte. La narration doit faire avancer l’histoire pendant que les dialogues permettent de donner une personnalité ou un style aux personnages pour les révéler au lecteur. C’est pourquoi, chaque bulle doit être vivante, naturelle, utile pour être crédible et servir l’histoire ou l’ambiance. Il existe aussi une hiérarchie des textes. En général, le récitatif se situe en haut de la case, il est assez descriptif ou correspond souvent à la « voix » du narrateur, voire la voix off d’un personnage. Puis viennent les phylactères (ou bulles) où se trouvent les paroles ou pensées des personnages. Le plus haut correspond par convention au premier dialogue prononcé et inversement le plus bas clôture la discussion de la case. Enfin, on trouve aussi les onomatopées qui sont des mots traduisant des sons, mais qui bien souvent combinent lettres et style graphique.
… Séquencer son histoire
Le processus d’écriture est un peu différent de celui d’un support audiovisuel. En effet, ici, on va devoir réfléchir en termes de pages. Lors de sa conception, vous pouvez vous aider en réalisant un « brainstorming », ou toute autre technique, pour stimuler votre créativité. Les recherches et les notes sont bien souvent nécessaires afin de maîtriser son sujet et éviter de construire des choses qui ne tiennent pas. Certains auteurs réalisent par exemple une frise chronologique (ou ce que l’on appelle un « chemin de fer ») pour placer dans le temps (voire dans l’espace) des événements et des personnages qui ont lieu dans l’histoire et ainsi éviter les incohérences dans le développement du scénario. De même, l’utilisation d’un séquencier, c’est-à-dire une succession de séquences résumées, peut s’avérer utile, car il les énumère, les unes à la suite des autres, du début jusqu’à la fin d’un album. En général, on y précise le nombre de pages nécessaires à chaque séquence, ce qui est une aide précieuse par la suite dans la réalisation du découpage par planche. Certains auteurs vont même jusqu’à placer des pages de storyboard sommaire ou des post-it sur un mur ou un tableau afin d’organiser leur scénario de manière physique, devant eux. On peut même envisager d’utiliser un code couleur (scènes d’action, scènes autour d’un personnage…).
… Découper son récit
Une fois le séquencier réalisé, vous devrez passer à l’étape suivante, le découpage page par page et case par case. En effet, le séquencier donne une vision « macro » de l’histoire alors que le découpage par planche et par case entre dans le vif du sujet. Il raconte l’histoire et donne des indications importantes au dessinateur pour l’aider dans son travail. On y détaille combien de cases se trouvent sur une planche et quel est leur contenu. C’est ce découpage qui donnera un rythme à la BD, en fonction des types de plans définis pour les cases (gros plan, plan large, plan américain…). C’est un peu comme dans la mise en scène d’un film, chaque plan, chaque angle, chaque décor a un objectif et une ambiance qu’il diffuse, en cohérence avec l’intensité des émotions ainsi que le point de vue que l’auteur veut transmettre. C’est pourquoi, il vaut mieux éviter de lasser, en répétant à chaque plan le même cadre, ce qui risquerait de donner un effet trop monotone à l’œuvre. Une différence marquante avec un média audiovisuel, c’est qu’ici, c’est au lecteur de choisir quelle page et quelle case il va lire en premier puis dans quel ordre il parcoure les suivantes. Un lecteur français feuillètera bien souvent de gauche à droite alors qu’un lecteur japonais, consultera les ouvrages de droite à gauche. Il convient donc de s’adapter à son lectorat et d’être le plus lisible possible dans les enchaînements et les orientations de case en adoptant les conventions qui vous correspondent (Exemple : lecture en Z, de haut en bas). De même, l’espace entre les cases est un élément important d’un support dessiné, car visuellement, cela permet de donner une respiration ou de faire une transition entre deux actions par le biais d’une ellipse plus ou moins importante. Bien sûr, une fois son histoire découpée, le scénariste doit consulter le dessinateur pour vérifier la faisabilité ainsi que pour avoir son avis de manière globale. Ce qui nous amène au point suivant.
… Visualiser le découpage
Pourtant, important au bon déroulement d’une bande dessinée, le story-board est souvent considéré comme le « parent pauvre » du projet. Il est tentant de le négliger, mais ce serait une erreur. Cette étape est en effet cruciale dans la réalisation d’une BD. En effet, il répond à certaines questions que se posent beaucoup d’auteurs, car il propose une version du passage du texte à l’image. Il arrive d’ailleurs que le scénariste mette la main à la pâte pour aider le dessinateur à l’élaborer. Cela lui permet de faire valoir sa vision : choisir ce qui mérite d’être conservé ou non, et vérifier si l’ensemble reste compréhensible. Le storyboard peut être accompagné d’une description assez précise du contenu de chaque case, afin d’aider le dessinateur dans son travail futur. Bien que le scénariste puisse parfois proposer un storyboard, c’est généralement le dessinateur qui s’en charge. Cette étape permet aux deux partenaires de s’assurer qu’ils sont sur la même longueur d’onde. C’est également l’occasion, pour le dessinateur, d’ajouter ou de modifier certains éléments, et d’en discuter avec le scénariste pour améliorer les transitions et le rendu final. Du point de vue du scénariste, le storyboard offre une vision globale de la planche. Il permet de contrôler la narration, bien sûr, mais aussi de mettre en scène les dialogues et de procéder à certains ajustements (éviter les répétitions, fluidifier les enchaînements de répliques, etc.). En bref, le storyboard n’est pas qu’une simple formalité, c’est le squelette invisible de la BD, celui qui donne forme à l’imaginaire du scénariste et prépare le terrain pour le travail du dessinateur. Mieux vaut donc lui accorder l’attention qu’il mérite.
… Entretenir l’intérêt
Une BD, c’est aussi une succession de cases et de pages dessinées (appelées « planches »). Il y a donc une notion importante en bande dessinée, C’est la technique que les anglo-saxons appellent le « page-turning », c’est-à-dire qu’il faut donner l’envie au lecteur de tourner la page (impaire) afin de connaître la suite de l’histoire. C’est pourquoi, il convient de prévoir des éléments qui attisent la curiosité comme des moments de suspense, à la fin de cette page de droite.
Outre les cliffhangers (points cruciaux de l’intrigue, qui peuvent laisser un personnage dans une situation difficile, voire périlleuse), le scénariste dispose également des ellipses pour ne pas ennuyer le lecteur. En effet, une bande dessinée n’est pas animée (sinon il s’agit d’un film d’animation ou d’une BD interactive). Il lui faut donc donner l’impression de mouvement sans devoir décomposer l’action au fur et à mesure des cases, pour éviter tout temps mort.
En conclusion
Je vous dirais qu’il existe différentes techniques et méthodes d’écriture dont vous pouvez vous inspirer, mais qu’au final, c’est à vous de choisir vos propres outils pour écrire le scénario dont vous avez toujours rêvé et qui vous ouvrira, à n’en pas douter, les portes du succès.
Pour écrire « Le » bon scénario BD, il vaut mieux ne pas s’arrêter au premier jet. C’est pourquoi, il convient de le lire, le relire, le corriger, consulter votre entourage, le dessinateur de votre projet, d’autres scénaristes ou votre éditeur, si vous en avez un. À partir de leurs retours, vous pourrez ainsi faire évoluer votre œuvre pour en tirer le meilleur.
Pour en savoir plus sur le scénario BD…
Découvrez les réponses à la question sur leur méthode de travail des scénaristes Aurélien Ducoudray, Dobbs, Sylvain Runberg, Philippe Pelaez ou encore Luc Brunschwig ainsi que d’autres auteurs, dans la rubrique auteurs de BD.
Il existe de nombreuses façons d’écrire un scénario BD. Philippe Pelaez, scénariste prolifique et généreux avec qui j’ai pu échanger pour la rubrique auteurs de BD, a accepté de vous mettre à disposition un exemple de scénario BD entièrement découpé. Il s’agit du découpage de son album Quelque chose de froid, premier tome de la série « Trois touches de Noir », écrit en octobre 2021 et paru le 06 mars 2024.
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Pour aller plus loin dans l’écriture du scénario…
Si vous souhaitez approfondir l’écriture de scénario pour la bande dessinée, voici une sélection de livres très intéressants. Je les recommande vivement : je les ai lus moi-même et ils m’ont grandement aidé à perfectionner mes techniques de narration, de structure et de développement de projet BD. Mention spéciale au premier, L’écriture du scénario de Jean-Marc Lainé, qui m’a donné beaucoup de clés pour comprendre les spécificités et les mécanismes liés à la bande dessinée.
D’autres livres sur le même thème, que je suis en train de lire…
Quelques autres livres que j’ai envie de découvrir…
Merci également à Chobert BD, Arison Sword, Jeremy Foire, Abdoul-saleck Orou Gani et Sleven Cage pour leur soutien dans ma démarche.



















